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À vos plumes!

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dimanche 25 février 2024

JOHANNES BOBROWSKI PASSE-FRONTIÈRES

 JOHANNES BOBROWSKI PASSE-FRONTIÈRES

 https://www.deutschelyrik.de/bobrowski.html

 

Sur ta tempe je veux vivre ce peu

de temps, sans mémoire, sans bruit, laissant
errer, au travers de ton cœur, mon sang.

       Johannes Bobrowski, Le temps sarmate

 

Les signes du temps sont pour le poète

l’arsenal secret d’un passe-frontières.

Lui, Bobrowski, ce natif de Tilsit,

le

    9 avril

    1917,

dans ce pays où depuis tant de siècles

se côtoient ou s’affrontent Slaves (Russes,

Polonais, Ukrainiens, Silésiens), Baltes

(Estoniens, Lettons, Lithuaniens), Juifs,

Tziganes, Vieux-Prussiens et Allemands,

lui, Bobrowski, qui reconnaît sa dette

au paysage même où il est né,

paysage où ont travaillé les hommes,

où les hommes vont agissant, vivant,

il sait fort bien qu’il emploie tout son temps

à passer des frontières, ce qui veut

dire que l’espace ne contient pas

de frontière qui ne soit purement

imaginaire. Aussi est-il soucieux

de la rumeur des battements du sang

d’autrui pour découvrir, en accolant

l’oreille à toute tempe de prochain

(slave, balte, juive, tzigane, vieille-

prussienne, allemande), le chant obscur

de chaque peuple et de chaque personne.

Cette intention l’a fait aussi franchir

les frontières qui ont été fixées

conventionnellement entre peinture,

musique et poésie. Les trois pianos

que Kristijonas Donelaïtis,

le poète épique lithuanien,

avait fabriqué de ses propres mains,

l’ont fasciné : s’ils doivent, selon lui,

être accordés lentement, peu à peu,

ils resteront à jamais malgré tout

légèrement désaccordés, faisant

entendre un battement parasitaire,

l’harmonie souhaitée étant toujours

différée. C’est pourquoi la mélodie

qu’il veut pouvoir créer doit être ensemble

et une aria et un récitatif,

un ritardando non ritardando,

un ton narratif peut-être, et pourtant

pas un parlando non plus, quelque chose

de plus appuyé, plus exact, un rythme

encore, un rythme, oui, mais pas marqué,

un rythme respiré… Grâce à l’élan

qui le tend en avant, il puise au temps,

bien que le temps ne soit qu’un grand naufrage,

son bain de jouvence opiniâtrement

recommencé. Aussi veut-il chanter,

à mi-voix, recueilli, dans une langue

vivante ayant conservé la mémoire

de toutes ses multiples origines,

langue-respiration, langue-regard,

langue-écoute, transmise et relayée,

émise et répercutée, diffusée,

par des organes où le sang résonne.

Il allie là le flux de l’éloquence

hymnique à tous les silences du souffle,

lançant sa parole aux buissons du vent.

Il entend par ce chant prêter

sa voix au disparu, divers, multiple,

êtres, cultures, mais aussi empan

immense de l’inorganique en quête

du vivant, et venant alors croiser

l’esprit soucieux des sensibilités

de la pierre, de l’écorce, de l’eau,

des lichens et de tous les météores

qui, peuplant le ciel, l’emplissent de signes.

 

Accolons notre oreille à son poème

épars venu à nous à travers airs.

 

                                                                       *

Unbequemer Mann, homme malcommode,

tel est Bach empli pourtant d’une joie

d’enfant devant de clapotantes eaux,

Kinderfreunde an plätschernden Wassern.

Lors lui sourient le Jourdain mis à nu

et l’Euphrate gravide de ses ciels,

kahle Jordan, von Himmeln trächtige

Euphrat ihm freundlich sind. Des flûtes le

précèdent quand il arrive chez lui

fatigué d’écrire, sentant passer

le vol du vent, ne reconnaissant plus

la terre, die Erde nicht mehr erkennt.

 

                        *

Mozart, il en avait encore une à

écrire, une musique, un grondement

dans la terre, sous les pieds, une porte

qui bat dans la maison, le bois bruissant,

moi, je ne me pose pas de question,

je n’entends qu’elle, ich hör sie allein.

 

                        *

Klopstock, je me fie – toi, tu l’as guidée –

oui, je me fie à la Langue Oublieuse,

trau ich der Vergeßlichen Sprache, et

je dis, pour les hivers, en bas, mais sans

les ailes, sa parole de roseau.

 

                        *

L’ami

 Le vieillard quitte la taverne

                                               il y a bien deux mille ans Cavafy,

ja vor zweitausend Jahren Kavafis.

 

                        *

Jakub Bart dit

                        Veillez donc, pour entendre

les frères là derrière la frontière,

par-delà les monts, par-delà les feux,

par-delà les forêts, vont les tempêtes,

über den Wäldern, es gehn die Stürme,

vous entendez, elles sont fraternelles,

c’est bien avec vos bouches qu’elles parlent,

tout comme vous elles foulent la terre,

elles sortent des fosses comme vous,

sie gehn aus den Gruben herauf wie ihr.

Alors c’est vers là-haut que je m’élève,

ayant trouvé enfin sa voix, mon peuple,

mon peuple dispersé parmi les peuples,

mon peuple qui reste assis sous le porche,

zerstreut unter die Völker, sitz im Tör.

 

                                   *

Avec les bois flottés, au fil de l’eau,

dans la claire grisaille de la rive

étrangère, des éclats qui s’effacent,

le chant du grillon quittant les ramées,

gagnant le sable, nous étions venus

nous endormir, wir waren gekommen

einzuschlafen, Personne ne viendra

nous réveiller, Niemand wird uns wecken.

 

                        *

Que chacun dorme du sommeil de l’autre

et n’entende pas les astres ni toutes

ces voix dans les ténèbres, rien que le

sang quand il tombe et repart s’enfoncer

sous le cœur avec ses feuilles ourlées

de rouge, noirâtres, mit schwärzlichen

Blättern, mit rotgeränderten Blättern.

 

                        *

À la pluie j’avais ravi la lumière,

            j’avais ravi la lumière à l’eau qui

fouette, nahm ich das Licht, aus schlagenden

Wasser das Licht, j’avais brûlé ainsi

l’obscurité dans la maison, im Haus.

 

                                   *

Nuit si longtemps ramifiée en silence,

temps devenu de vers en vers enfance,

appel au loin de bateliers barbus,

je suis où je suis, je le sais, je pars,

avec les dictons des oiseaux sur l’arbre.

Dans l’automne letton, j’allume ta

lumière que je ne peux pas voir, j’ai

posé mes mains juste au-dessus, à même

la flamme, dicht um die Flämme, la flamme

s’est figée, rougie par tant de nuit, vor

lauter Nacht, et ne m’a pas brûlé, et

ne m’a pas brûlé, und brannte mich nicht.

Le feu est une forme, aucun foyer

ne l’épargnera, wird sie bewahren.

 

                                   *

Ich hör dich kommen, je t’entends venir,

du trittst aus deinen Schatten, tu sors de

tes ombres, aus der Hand huscht dir ein Feuer,

une flamme s’échappe de ta main.

Écoute encore une fois tout en l’air,

la trompette et le trombone y résonnent,

et là-bas au loin le corbeau appelle.

Écoute, je suis ici, errant je

vais dans le froid de l’été, hör, hier bin

ich, in der Kalte des Sommers,

je ne peux pas passer, tes morts en moi

dérivent, deine toten treiben in

mir, treiben in mir, ich kann nicht hindurch.

 

                                   *

Sur le bouleau quelqu’un a écrit dans

l’écorce qui s’écaille

                                           Dans les traces

du feu, ich kam in Feuerspuren, suis

venu, und trat auf den Fluchtweg des Schnees,

puis j’ai pris le lent chemin d’évasion

de la neige, en faisant signe aux oiseaux.

 

                                   *

            Tu parles, voix étrangère, du sprichst,

fremde Stimme, moi, oreille étrangère,

je t’écoute, hör dich mit fremden Ohr.

                                               À l’étranger en errance tu offres,

                                               sur les marches de ton vers, un instant,

un séjour : regarde, Sappho, regarde,

le voilà qui repart en titubant,

lui sauvé du chaos le temps d’un souffle.

 

                        *

Où l’amour n’est pas, ne prononce pas

le mot homme, laisse-le inséré

dans le dictionnaire, à sa juste place,

entre hommage et homochromie, das Wort

Mensch, wo Liebe nicht ist, sprich nicht aus, à

sa place entre homochromie et hommage,

zwischen Mensa und Mesnchengedenken.

 

                        *

Quand sont à l’abandon les pièces où

des réponses ont lieu, quand tous les murs

s’effondrent, quand l’herbe sous les pieds est

délaissée, wenn unter den Fußen das

Gras aufgegeben ist – der Dornbusch flammt,

le buisson d’épines flambe, j’entends

sa voix, ich hör seine Stimme, qu’aucune

question n’habitait, wo keine Frage war,

une eau passe, mais je n’ai pas soif,

ein Gewäser geht, doch mich dürstet nicht.

 

                        *

Feurstelle, lieu du feu, es kamen

Schritte über das Moor, des pas sur la

mousse approchaient, ils ont éteint les feux.

 

                        *

Reicht mir ein Wasser herauf, ich brenne,

qu’on me tende une eau, je brûle, je brûle.

 

                        *

Dans le long silence qui après les

chants d’amitié a commencé, la voix

du temps et des noms, aucune question

entendue et aucune répondue,

du temps et des noms, du temps et des noms.

Namen für den verfolgten, des noms pour

le persécuté, à la fin je lui

donne le nom du sureau, le nom de

l’inaudible, qui a mûri, qui est

plein de sang, namen des Unhörbaren,

der reif geworden ist und steht voll Blut.

 

                        *

Les voix ont un chant d’argent délavé,

die Stimmen singen silberblaß, dans la

beauté du feuillage, ins Schöne laub,

les voix et les oreilles chantent : mort

est mort, die Ohren singen : tot ist tot.

Je ne suis pas ici, je cherche un lieu

pas plus large qu’une tombe, au-dessus

des prairies, sur le petit mont, pour voir

la rivière, apprends-moi à parler, herbe,

à être mort et écouter, apprends-

moi, pierre, à parler, apprends-moi, eau, à

durer, quant à toi, flamme, quant à toi,

vent, n’allez pas vous enquérir de moi.

Qui m’a mis en terre sous les racines,

entend, die mich einscharren unter die

Wurzeln, hören : il parle au sable qui

emplit sa bouche so wird reden der

Sand, und wird schreien der Stein, ainsi le

sable parlera, la pierre criera,

l’eau volera, wird fliegen das Wasser.

 

                        *

Ici parlera celui qui s’avance

devant le porche, le vivant, der vor

das Tor tritt, der Lebendige, il dira :

celui qui vient avec un nom traduit,

entre la tempe et la tempe, en trois langues,

celui qui vient par le chemin, qu’il entre.

 

 

Patrick Quillier

 

poème extrait de

À même la flamme (chants des chants II),

à paraître en 2024 aux éditions de La Rumeur libre

https://www.larumeurlibre.fr/catalogue/collections_la_rumeur_libre/plupart_du_temps/d_une_seule_vague_quillier_patrick

https://www.larumeurlibre.fr/auteurs/quillier_patrick?fbclid=IwAR09IyRGdWRaKwhkohK7e2CMn1Y8jsgXpeNtQxOD5bIHzPdkLOckkL-nyY4

https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrick_Quillier



https://www.persee.fr/doc/reger_0399-1989_1989_num_19_1_1116 , article de Laurent Cassagnau

https://www.espritsnomades.net/litterature/johannes-bobrowski-le-poete-errant-des-ombres-et-des-fleuves/

https://www.tagesspiegel.de/kultur/fluchtpunkt-sarmatien-3820306.html