JOHANNES
BOBROWSKI PASSE-FRONTIÈRES
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Sur ta tempe je veux
vivre ce peu
de temps, sans mémoire,
sans bruit, laissant
errer, au travers de ton cœur, mon sang.
Johannes Bobrowski, Le temps sarmate
Les
signes du temps sont pour le poète
l’arsenal
secret d’un passe-frontières.
Lui,
Bobrowski, ce natif de Tilsit,
le
9 avril
1917,
dans
ce pays où depuis tant de siècles
se
côtoient ou s’affrontent Slaves (Russes,
Polonais,
Ukrainiens, Silésiens), Baltes
(Estoniens,
Lettons, Lithuaniens), Juifs,
Tziganes,
Vieux-Prussiens et Allemands,
lui,
Bobrowski, qui reconnaît sa dette
au
paysage même où il est né,
paysage
où ont travaillé les hommes,
où
les hommes vont agissant, vivant,
il
sait fort bien qu’il emploie tout son temps
à
passer des frontières, ce qui veut
dire
que l’espace ne contient pas
de
frontière qui ne soit purement
imaginaire.
Aussi est-il soucieux
de
la rumeur des battements du sang
d’autrui
pour découvrir, en accolant
l’oreille
à toute tempe de prochain
(slave,
balte, juive, tzigane, vieille-
prussienne,
allemande), le chant obscur
de
chaque peuple et de chaque personne.
Cette
intention l’a fait aussi franchir
les
frontières qui ont été fixées
conventionnellement
entre peinture,
musique
et poésie. Les trois pianos
que
Kristijonas Donelaïtis,
le
poète épique lithuanien,
avait
fabriqué de ses propres mains,
l’ont
fasciné : s’ils doivent, selon lui,
être
accordés lentement, peu à peu,
ils
resteront à jamais malgré tout
légèrement
désaccordés, faisant
entendre
un battement parasitaire,
l’harmonie
souhaitée étant toujours
différée.
C’est pourquoi la mélodie
qu’il
veut pouvoir créer doit être ensemble
et
une aria et un récitatif,
un
ritardando non ritardando,
un
ton narratif peut-être, et pourtant
pas
un parlando non plus, quelque chose
de
plus appuyé, plus exact, un rythme
encore,
un rythme, oui, mais pas marqué,
un
rythme respiré… Grâce à l’élan
qui
le tend en avant, il puise au temps,
bien
que le temps ne soit qu’un grand naufrage,
son
bain de jouvence opiniâtrement
recommencé.
Aussi veut-il chanter,
à
mi-voix, recueilli, dans une langue
vivante
ayant conservé la mémoire
de
toutes ses multiples origines,
langue-respiration,
langue-regard,
langue-écoute,
transmise et relayée,
émise
et répercutée, diffusée,
par
des organes où le sang résonne.
Il
allie là le flux de l’éloquence
hymnique
à tous les silences du souffle,
lançant
sa parole aux buissons du vent.
Il
entend par ce chant prêter
sa
voix au disparu, divers, multiple,
êtres,
cultures, mais aussi empan
immense
de l’inorganique en quête
du
vivant, et venant alors croiser
l’esprit
soucieux des sensibilités
de
la pierre, de l’écorce, de l’eau,
des
lichens et de tous les météores
qui,
peuplant le ciel, l’emplissent de signes.
Accolons
notre oreille à son poème
épars
venu à nous à travers airs.
*
Unbequemer Mann, homme malcommode,
tel est Bach empli pourtant d’une joie
d’enfant devant de clapotantes eaux,
Kinderfreunde an plätschernden Wassern.
Lors lui sourient le Jourdain mis à nu
et l’Euphrate gravide de ses ciels,
kahle Jordan, von Himmeln trächtige
Euphrat ihm freundlich sind. Des flûtes le
précèdent quand il arrive chez lui
fatigué d’écrire, sentant passer
le vol du vent, ne reconnaissant plus
la terre, die Erde
nicht mehr erkennt.
*
Mozart, il en avait encore une à
écrire, une musique, un grondement
dans la terre, sous les pieds, une porte
qui bat dans la maison, le bois bruissant,
moi, je ne me pose pas de question,
je n’entends qu’elle,
ich hör sie allein.
*
Klopstock, je me fie – toi, tu l’as guidée
–
oui, je me fie à la Langue Oublieuse,
trau ich der
Vergeßlichen Sprache, et
je dis, pour les hivers, en bas, mais sans
les ailes, sa parole de roseau.
*
L’ami
Le vieillard quitte la taverne
il
y a bien deux mille ans Cavafy,
ja vor zweitausend Jahren Kavafis.
*
Jakub Bart dit
Veillez
donc, pour entendre
les frères là derrière
la frontière,
par-delà les monts,
par-delà les feux,
par-delà les forêts,
vont les tempêtes,
über den Wäldern, es gehn die Stürme,
vous entendez, elles
sont fraternelles,
c’est bien avec vos
bouches qu’elles parlent,
tout comme vous elles
foulent la terre,
elles sortent des fosses
comme vous,
sie gehn aus den Gruben herauf wie ihr.
Alors c’est vers là-haut
que je m’élève,
ayant trouvé enfin sa
voix, mon peuple,
mon peuple dispersé
parmi les peuples,
mon peuple qui reste
assis sous le porche,
zerstreut unter die Völker, sitz im Tör.
*
Avec les bois flottés,
au fil de l’eau,
dans la claire grisaille
de la rive
étrangère, des éclats
qui s’effacent,
le chant du grillon
quittant les ramées,
gagnant le sable, nous
étions venus
nous endormir, wir waren gekommen
einzuschlafen, Personne ne viendra
nous réveiller, Niemand wird uns wecken.
*
Que chacun dorme du
sommeil de l’autre
et n’entende pas les
astres ni toutes
ces voix dans les
ténèbres, rien que le
sang quand il tombe et
repart s’enfoncer
sous le cœur avec ses
feuilles ourlées
de rouge, noirâtres, mit
schwärzlichen
Blättern, mit
rotgeränderten Blättern.
*
À la pluie j’avais ravi
la lumière,
j’avais ravi la lumière à
l’eau qui
fouette, nahm ich das Licht, aus schlagenden
Wasser das Licht, j’avais brûlé ainsi
l’obscurité dans la
maison, im Haus.
*
Nuit si longtemps
ramifiée en silence,
temps devenu de vers en
vers enfance,
appel au loin de
bateliers barbus,
je suis où je suis, je
le sais, je pars,
avec les dictons des
oiseaux sur l’arbre.
Dans l’automne letton,
j’allume ta
lumière que je ne peux
pas voir, j’ai
posé mes mains juste
au-dessus, à même
la flamme, dicht um die Flämme, la flamme
s’est figée, rougie par
tant de nuit, vor
lauter Nacht, et ne m’a pas brûlé,
et
ne m’a pas brûlé, und brannte mich nicht.
Le feu est une forme,
aucun foyer
ne l’épargnera, wird sie bewahren.
*
Ich hör dich kommen, je t’entends venir,
du trittst aus deinen Schatten, tu sors de
tes ombres, aus der Hand huscht dir ein Feuer,
une flamme s’échappe de
ta main.
Écoute encore une fois
tout en l’air,
la trompette et le
trombone y résonnent,
et là-bas au loin le
corbeau appelle.
Écoute, je suis ici,
errant je
vais dans le froid de
l’été, hör, hier bin
ich, in der Kalte des Sommers,
je ne peux pas passer,
tes morts en moi
dérivent, deine toten treiben in
mir, treiben in mir, ich kann nicht hindurch.
*
Sur le bouleau quelqu’un
a écrit dans
l’écorce qui s’écaille
Dans les traces
du feu, ich kam in Feuerspuren, suis
venu, und trat auf den Fluchtweg des Schnees,
puis j’ai pris le lent
chemin d’évasion
de la neige, en faisant
signe aux oiseaux.
*
Tu parles, voix
étrangère, du sprichst,
fremde Stimme, moi, oreille
étrangère,
je t’écoute, hör dich mit fremden Ohr.
À l’étranger en errance tu offres,
sur
les marches de ton vers, un instant,
un séjour :
regarde, Sappho, regarde,
le voilà qui repart en
titubant,
lui sauvé du chaos le
temps d’un souffle.
*
Où l’amour n’est pas, ne
prononce pas
le mot homme, laisse-le
inséré
dans le dictionnaire, à
sa juste place,
entre hommage et
homochromie, das Wort
Mensch, wo Liebe
nicht ist, sprich nicht aus, à
sa place entre
homochromie et hommage,
zwischen Mensa und
Mesnchengedenken.
*
Quand sont à l’abandon
les pièces où
des réponses ont lieu,
quand tous les murs
s’effondrent, quand
l’herbe sous les pieds est
délaissée, wenn unter den Fußen das
Gras aufgegeben ist – der Dornbusch
flammt,
le buisson d’épines
flambe, j’entends
sa voix, ich hör
seine Stimme, qu’aucune
question n’habitait, wo keine Frage war,
une eau passe, mais je
n’ai pas soif,
ein Gewäser geht, doch mich dürstet nicht.
*
Feurstelle, lieu du feu, es
kamen
Schritte über das
Moor,
des pas sur la
mousse approchaient, ils
ont éteint les feux.
*
Reicht mir ein Wasser
herauf, ich brenne,
qu’on me tende une eau,
je brûle, je brûle.
*
Dans le long silence qui
après les
chants d’amitié a
commencé, la voix
du temps et des noms,
aucune question
entendue et aucune
répondue,
du temps et des noms, du
temps et des noms.
Namen für den
verfolgten,
des noms pour
le persécuté, à la fin
je lui
donne le nom du sureau,
le nom de
l’inaudible, qui a mûri,
qui est
plein de sang, namen des Unhörbaren,
der reif geworden ist und steht voll Blut.
*
Les voix ont un chant
d’argent délavé,
die Stimmen singen silberblaß, dans la
beauté du feuillage,
ins Schöne laub,
les voix et les oreilles
chantent : mort
est mort, die Ohren singen : tot ist tot.
Je ne suis pas ici, je
cherche un lieu
pas plus large qu’une
tombe, au-dessus
des prairies, sur le
petit mont, pour voir
la rivière, apprends-moi
à parler, herbe,
à être mort et écouter,
apprends-
moi, pierre, à parler,
apprends-moi, eau, à
durer, quant à toi,
flamme, quant à toi,
vent, n’allez pas vous
enquérir de moi.
Qui m’a mis en terre
sous les racines,
entend, die mich einscharren unter die
Wurzeln, hören : il parle au sable
qui
emplit sa bouche – so wird reden der
Sand, und wird
schreien der Stein, ainsi le
sable parlera, la pierre
criera,
l’eau volera, wird fliegen das Wasser.
*
Ici parlera celui qui
s’avance
devant le porche, le
vivant, der vor
das Tor tritt, der Lebendige, il
dira :
celui qui vient avec un
nom traduit,
entre la tempe et la
tempe, en trois langues,
celui qui vient par le
chemin, qu’il entre.
Patrick Quillier
poème extrait de
À même la flamme (chants des chants II),
à paraître en 2024 aux éditions de La Rumeur libre
https://www.larumeurlibre.fr/catalogue/collections_la_rumeur_libre/plupart_du_temps/d_une_seule_vague_quillier_patrick
https://www.larumeurlibre.fr/auteurs/quillier_patrick?fbclid=IwAR09IyRGdWRaKwhkohK7e2CMn1Y8jsgXpeNtQxOD5bIHzPdkLOckkL-nyY4
https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrick_Quillier
https://www.persee.fr/doc/reger_0399-1989_1989_num_19_1_1116 , article de Laurent Cassagnau
https://www.espritsnomades.net/litterature/johannes-bobrowski-le-poete-errant-des-ombres-et-des-fleuves/
https://www.tagesspiegel.de/kultur/fluchtpunkt-sarmatien-3820306.html